CHANT DE NYANDARUA, OP.6
pour quatre violoncelles (1985)
SECOND CHANT DE NYANDARUA, OP.11
pour douze1 violoncelles (1994-1995)
Chant de Nyandarua, op.6, pour quatre violoncelles, reste encore actuellement mon unique ouvrage de musique de chambre. Il faut d'ailleurs préciser l'origine de cette particularité: la version pour quatuor de violoncelles de ces « litanies » est en réalité lereliquat d'un vaste mouvement symphonique où huit violoncelles concertaient ensemble, comme un « chœur », avec un grand orchestre. C'était le second mouvement des Marches du soleil, op.4, diptyque crée à Munich en 1984 par le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks (dir. Gilbert Amy). Insatisfait de ce second mouvement, puis par l'ouvrage dans son ensemble, j'ai conservé l'essentiel de la matière des violoncelles, pour la repenser dans un cadre instrumental, sans pour autant me limiter définitivement à une formation en quatuor, car cette matière musicale reste intrinsèquement symphonique. J'ai d'abord pensé à la vièle « zézé » des Wagogo de Tanzanie: cet instrument comporte de deux à quatre ou six cordes métalliques accordées à la tierce, et leur résonance persistante contribue à créer un effet de « pédale » sonore caractéristique. J'ai alors imaginé dans un premier temps une musique pour un violoncelle imaginaire à seize cordes. C'est ce qui explique le côté « massif » de l'ouvrage, à peine comparable à un vrai quatuor à cordes.
Commande de Radio-France, écrit à la mémoire de Karen BLIXEN, la version pour quatre violoncelles du Chant de Nyandarua fut créer à l'auditorium 104 de la maison de la Radio, en 1986, par les quatre violoncellistes de l'Ensemble Orchestral de Paris.
Elle est dédiée à Paul Boufil.
Les douze violoncelles du Second Chant de Nyandarua, op.11, présentant une version remaniée, plus développée, mais surtout une « lecture » plus exacte de mes intentions initiales.
En tête de l'ancien second mouvement des Marches du Soleil figurait cette citation extraite des Neiges du Kilimandjaro de Ernest Hemingway:
« ... Et là, devant eux, tout ce qu'il pouvait voir, vaste comme le monde immense, haut et incroyablement blanc dans le soleil, c'était le sommet carré du Kilimandjaro. Et alors il comprit que c'était là qu'il allait. »
Cette citation, absente de la partition plus « intime » du quatuor de violoncelles, est reportée en tête de la version symphonique terminale du Second Chant de Nyandarua.
Le titre des deux ouvrages indique le caractère « initiatique » de ces « Litanies », inspirée de chants religieux entendus de loin en loin dans le Nyandarua, au Kenya, un des hauts-lieux du culte divin des principales ethnies du pays.
* * *
1 Aussi pour 8 violoncelles
Les violoncelles jouent presque constamment dans la même tessiture et les tierces parallèles, très fréquentes dans la musique africaine, surtout Bantu, donnent à l'ensemble une couleur typée qui n'est pas sans évoquer, ici et là, les intonations harmoniques du Reggae ou de certaines musiques est-africaines récentes. Ces allusions sont absolument délibérées.
Dans ces pages, il n'y a pas lieu de s'attarder à spéculer sur les modes de jeu instrumental, les intervalles non tempérés (qui ne sont pas des « quarts de ton »), ou sur l'hétérophonie latente de la partition dans son ensemble.
Ces deux ouvrages ne sont qu'une indicible nostalgie, un « mal du pays » incœrcible que seuls peuvent ressentir ceux qui ont passé de nombreux dans cette immensité mystérieuse et envoûtante qu'est le Tsavo (au Sud-Est du Kenya), savane à acacias et baobabs qui s'étend au pied du Kilimandjaro, jusqu'à l'Océan Indien. Il faut avoir entendu
le Calao gris (Tockus nasutus, L.) creuser le silence de cette étendue splendide pour être marquée à jamais par l'insondable magie de l'Afrique orientale, qui est aussi le berceau de l'Humanité.
Les premières esquisses du Chant de Nyandarua remontent à l'hiver 1982, passé à Kitani, dans le Tsavo.
C'est l'époque où dominent les couleurs caractéristiques de la petite
saison sèche: le jaune, le magenta, le vert pastel et toutes nuances de l'ocre et du roux. Mais il n'y a pas que les couleurs... Il y a aussi les sons étranges qui émanent des vieilles termitières et des baobabs: ce sont les chants des esprits de la brousse, bien plus séduisant et redoutables que les sirènes de l'océan...
* * *
De forme strophique, la partition s'ouvre sur un motif très simple, développé un peu comme un « choral orné ». La variation interne de la matière transforme insensiblement ce « choral » en hétérosymphonie, de laquelle naît l'incantation centrale. Celle-ci part d'un nouveau motif en mode pentatonique, d'inspiration soudanienne.
Une troisième période de l'ouvrage débute par une variation sur les modes d'émission des violoncelles et se poursuit par une nouvelle incantation qui ne figure que dans la version pour douze violoncelles.
La dernière période est une synthèse des principaux thèmes de l'œuvre, qui s'achève sur un chant étrange et mystérieux donné par le premier violoncelle soliste: l'appel du Calao gris.
De même que tous les oiseaux africains qui interviennent dans ma musique en général (par exemple les 17 oiseaux d'orichalque du Requiem de la Vierge, op.7, ou les 4 oiseaux messagers du Songe de Lluc Alcari, op.10), le Calao gris est un agent rythmique, c'est-à-
dire un commentateur, un répondeur et un simulateur de sens de ce petit « conte africain » qu'est le Chant de Nyandarua2.
On dit de cet oiseau qu'il annonce l'époque des semailles, et, par extension, le renouveau dans tous les sens du terme. À son approche, il chante et généralement vers l'est, car on prétend qu'il va en pèlerinage à la Mecque3.
2 Voir en particulier: Pierre N'Da K., Le conte africain et l'éducation, L'Harmattan, Paris, 1984.
3 Réinterprétation culturelle de données naturelles : l'aire de répartition de l'espèce inclut
la côte Sud-Ouest de l'Arabie.
Par translation de sens, la présence de cet oiseau dans le Chant de Nyandarua (comme dans le Magnificat-antiphone pour la Visitation, op.3, où le chant du Calao gris est donné par le 1er violon solo de l'orchestre à la fin de l'ouvrage), est la traduction directe d' l'appel
du diacre dans la liturgie copte:
« ILÂ ‘CHARQ ONZOUROU ! »
« Tournez-vous vers (= regardez) l’Orient ! »
Le « climax » en harmoniques sur lequel se déploie le chant du Calao gris est la cymbalisation d'un chœur de cigales de brousse (Koma bombifrons), surnommées en Afrique « les mères du soleil ».
Le second chand de Nyandarua, op.11 est dédié à Marcel Bardon, Paul Boufil, Yvan Chiffoleau, Philippe Muller, Dominique de Willencourt et leurs élèves des classes de violoncelle des deux CNSM et du CNR Supérieur de Paris.
Jean- Louis Florentz,
Paris, 15 décembre 1994.