Asmarâ, op.9
Melt'ân pour chœur mixte a cappella (1991-1992)
Durée : 17’
Création : 14 février 1992, Aix-les-Bains,
Festival Olympique des Arts, par
Ensemble Vocal Michel Piquemal,
Direction : Michel Piquemal.
Effectif : chœur mixte à 16 voix
ASMARÂ, OP.9
Lorsqu'au milieu du XVe siècle l'empereur Zara-Yaq'ob publia « Le livre des
enchantements », (T’omara Tesbe'et) les terres chrétiennes d'Abyssinie étaient encore
largement soumises aux rites de divinations, à la magie, aux meurtres rituels et aux
terreurs superstitieuses. C'est pour réagir contre ces mœurs discordantes que Zara-
Yaq'ob, le « fils bien-aimé de l'Église », contacté par les émissaires du pape Eugène IV en vue du rapprochement des chrétiens latins et orientaux, écrivit lui-même cet ouvrage d'instruction théologique destiné à unifier spirituellement les fidèle dans la foi au seul Visage du Ressuscité.
Cette période de l'histoire éthiopienne présente de grandes similitudes avec la nôtre. La fin de notre XXe siècle voit émerger le mythe du « retour au sacré, ou du religieux », tandis que fleurissent de loin en loin de nombreuses sectes plus ou moins religieuses et/ou intégristes. L'incapacité des sciences humaines, des progrès techniques, des diverses idéologies matérialistes et rationalistes, à répondre durablement aux aspirations des populations, a cédé le pas des créations plus irrationnelles de l'esprit humain, justifiant notamment la violence morale et politique.
J'ai repris le titre de l'écrit impérial de Zara-Yaq'ob dans son sens étymologique: « Le traité de l'Incarnation de Dieu », ou « de la nature humaine assumée par Dieu », pour couronner un cycle d'ouvrages à caractères « péri-liturgique » dans un sens proche de celui de l'hymnodie syriaque, tout comme le « Livre du pacte de miséricorde », Triptyque marial écrit entre 1980 et 1988, dont ce nouveau cycle est le pendant.
Au sens large, l'Hymnodie désigne un ensemble de compositions ecclésiastiques poétiques, éventuellement non bibliques, et destinées à être chantées. L'Hymnodie chrétienne commença dès le début du christianisme. Saint Paul en a cité des fragments dans ses Épîtres: (I Tim.3, 16 – II Tim. 2,11-13 – peut-être aussi Ph. 2,6-11). Saint Ephrem (303-373) est l'un des plus célèbres hymnodes de l'église syriaque.
Le « Livre des enchantements » débute par un ouvrage pour grand orgue: « Debout
sur le Soleil », op.8, inspiré du livre de Jacques Leclercq1), prêtre à Notre-Dame de Paris.
La transfiguration de la détresse humaine par la conversion, le « grand retournement », le « chant des larmes », est le thème central de ce prologue dont la texture musicale et
symbolique est enracinée à la foi dans la liturgie éthiopienne et dans la structure du
Madrosh syriaque. Ce terme (de « darasha », instruire, rechercher, ouvrir une voie, dans un sens amoureux) désigne un genre de lyrique comportant notamment un refrain presque invariable, appelé cunito, qui se répète après chaque strophe. Saint Ephrem a souvent eu recours à ce genre poétique très ancien, porteur de ses pensées affectueuses sur la vie de Jésus. Les chœurs qu'ils avaient fondés chantaient ses compositions et lui, au milieu d'eux, les accompagnait de la harpe.
« ASMARÂ », seconde période du « Livre des enchantements » est un Melt'ân pour
chœur mixte cappella. Dans la terminologie liturgique éthiopienne, le Melt'ân est la
répétition, parfois abrégée, d'un même texte, chanté sur l'air d'un autre. Les Psaumes ont souvent des « airs » qui leur sont propres, ainsi qu'un certain nombre de variantes.
« ASMARÂ » est construit sur le Psaume VIII, lequel est chanté « sur l'air » de plusieurs
autres prières en provenance du pré-anaphore (l'Ordinaire de la Messe), de quelques-unes des 14 anaphores (prières eucharistiques), et de certains chants des Vêpres du Temps Ordinaire. De même la doxologie, reprise quatre fois, l'est chaque foi sur un air différent, réservé normalement à une autre prière.
1 « Debout sur le soleil », Éditions du Seuil, Paris 1980
« ASMARÂ » signifie en Ge'ez: « elles ont donné pleine satisfaction ». Dans une autre
langue ancienne de l'Éthiopie, c'est « la Forêt des fleurs ». Par association d'idées, c'est le pays où vivaient Adam et Ève après la création, tel qu'il est décrit dans le « Livre des jubilés », texte apocryphe dont ne subsiste intégralement que la version éthiopienne.
Les Psaumes L – III – VIII – XIX – XXXIII – CXX et CXL sont chantés lors de la « Prière de l'oblation de l'encens », dans la liturgie des heures éthiopienne. Ils sont précédés de la « Prière d'action de grâce » de Saint Basile, laquelle, au début de l'Ordinaire de la Messe, suit immédiatement la grande doxologie solennelle.
Les Éthiopiens, dont la liturgie est sans doute la plus riche et plus complexe de tout le monde chrétien, ont conservé une mémoire particulièrement imagée, et constamment réexplicitée dans leurs office, aussi bien du Nouveau que de l'Ancien Testament. Les sources principales du rôle de l'encens, « pur et sacré », réservé à Dieu, sont dans le livre de l'Exode (XXX, 36-37), Jérémie (VII, 1) et dans le psaume CXL.
Le Psaume VIII est une louange à Dieu créateur et ami de l'homme, mais aussi à la
grandeur et à la beauté de l'homme qui s'étonne que son créateur se soucie de lui à ce
point, en lui soumettant toute sa création : « Tu l’as fait de peu inférieur à un ange ».
Dans le contexte du « Livre des Enchantements », et dans la continuité du prologue
pour orgue présenté précédemment, ce Melt'ân se voudrait une évocation de l'innocence, avant le péché originel (Gn. II,8-25. De même le pardon, la réconciliation, révèlent les formes d'existences enfantines, enfouies à l'âge adulte, qui renvoient à l'esprit des commencements, à une terre originelle inviolée, et cela jusqu'à cette lointaine époque où naquirent dans la Rift Valley, en Afrique de l'Est, la conscience, les émotions, les sentiments, la capacité de s'étonner et de s'émerveiller, et donc la liberté, chez nos si lointains ancêtres, de se tourner vers leur Créateur pour Le remercier d'exister.
Le Psaume VIII, et la doxologie qui l'accompagne, sont chantés en Ge'ez, ou éthiopien
liturgique. La langue éthiopienne, dérivée du sabéen, ou sud-arabique, est la seule langue africaine possédant son écriture et son alphabet propres. C'est la langue des « montagnes au-delà des fleuves Koush » dont parle Isaïe (XVIII, 1-7), et où « vivait le peuple élancé et bronzé ». Ces montagnes, ce pays évoqué par Isaïe, c'est l'Éthiopie, en particulier de Rift Valley, au bord du fleuve Omo, qui se jette le lac Turkana, au Kenya. Plus simplement, « ASMARÂ », dont le support textuel est le Psaume VIII, est une paraphrase de Marc X, 15 : « Amen, je vous le dis: quiconque n'accueille pas le royaume de Dieu comme un enfant n'y entrera pas », ainsi qu'un hommage au grand théologien Hans Urs Von Balthasar.
Jean-Louis Florentz